22/04/2008
Gérard Mordillat, jusqu'à la révolte

“Notre part des ténèbres” (Calmann-Lévy, 487 pp., env. 22 €) paraît dans la lignée de “Les vivants et les morts” (2005). Abordant des thèmes extrêmement réalistes et contemporains, telle la délocalisation, Gérard Mordillat raconte comment des ouvriers licenciés prennent possession du Nausicaa, paquebot sur lequel dirigeants et actionnaires de Mondial Laser (vendue à l’Inde par un fonds spéculatif américain) ainsi qu’un grand nombre d’invités fortunés, fêtent les bénéfices extraordinaires de l’année. Pourtant, loin des côtes, tout s’inverse, les hommes qui n’étaient que des chiffres sur un écran s’affirment et prennent les invités en otage : “La peur change de côté.”
Gérard Mordillat livre un roman où la simultanéité des actions, la fragmentation et le mélange entre fiction et réalité – un certain Gérard Depardieu s’est glissé parmi les invités – le place en héritier de John Dos Passos et Steinbeck, qu’il admire. Comme eux, il décrit le monde contemporain, parce que “le roman peut charrier à la fois l’Histoire et les histoires”.
Comment définiriez-vous votre roman ?
Justement, c’est un roman : un genre incroyablement vivant parce qu’il peut porter en lui une grande complexité. Le roman est le dernier espace absolu de liberté. Pour les films, les restrictions budgétaires sont une limite, alors que pour les livres, il n’y a pas d’obstacle.
Vous donnez la parole à ceux qu’on n’entend pas…
L’ensemble du monde du travail existe. On ne parle que des gens au chômage. Ce que je mets en scène, ce sont, au contraire, des ouvriers extrêmement qualifiés. J’essaie de restituer ce qui devrait être, pas l’image dégradante et dégradée que l’on se fait des ouvriers. Dans tous les conflits sociaux, on se cache derrière les chiffres pour ne pas se rendre compte de la réalité humaine, pour se protéger soi-même et c’est cela qu’il faut combattre.
Dans “Notre part des ténèbres”, il y a une critique implicite du capitalisme ?
Oui. Au XIXe, c’était un capitalisme industriel, aujourd’hui, cela a basculé pour devenir un capitalisme financier. Les soucis industriels et des personnes sont passés loin derrière les priorités de rendement financier. Dans le roman, les investisseurs du fonds spéculatif représentent ces personnes pour qui la quête d’un profit toujours plus grand gouverne leur vie.
Les thèmes sont très réalistes…
Le roman est fondé sur des sources documentaires solides. Ce que j’affronte, c’est le réel, ce que nous avons devant les yeux. Le bateau en est la métaphore parfaite : de la passerelle de commandement aux machines, on retrouve toute la hiérarchie sociale.
Il y aussi le thème du carnaval, le monde à l’envers…
C’est carnavalesque et théâtral, les valets deviennent maîtres et les maîtres, valets, d’autant plus que tout le monde est déguisé. L’important, c’est qu’au commencement de l’action, les employés de Mondial Laser agissent à visage découvert. Nous ne sommes pas dans le cadre du terrorisme aveugle qui peut s’exercer dans d’autres circonstances. C’est une action de résistance.
Quelle est notre part des ténèbres ?
C’est notre part intime. A travers les obscurités qui sont en nous, on peut comprendre celles du monde qui nous entoure. Par la connaissance de notre part d’ombre, nous pouvons éclairer ce qui, par ailleurs, est totalement sombre.
Comment voyez-vous l’avenir ?
L’évolution générale de la société capitaliste ne peut que tendre vers un durcissement des relations entre les personnes et un écart de plus en plus important entre les plus pauvres et les plus riches. Or le jour où cet écart sera à ce point insupportable que nos vies seront en danger, on aura affaire à des affrontements. La question est de savoir jusqu’à quel degré de tolérance, l’humiliation et l’appauvrissement peuvent évoluer avant qu’une réaction populaire ne fasse changer la peur de côté.
Rencontre parue dans "La Libre" du 30/01/2008
11:10 Publié dans Rencontres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Gérard Mordillat, auteurs, rencontre, roman
Patricia Mac Donald, magicienne du suspense

Votre mari, Art Bourgeau, possède l’une des plus importantes librairies spécialisées en polars des Etats-Unis. Vous-même, lisez-vous beaucoup ?
J’ai toujours beaucoup aimé Agatha Christie et Ruth Rendell, P.D. James, et d’autres auteures anglaises. Aujourd’hui, je ne lis pas énormément de polars parce qu’il m’est trop facile de deviner les intentions des écrivains. Après trente pages, je comprends tout et c’est frustrant.
On vous compare souvent à Mary Higgins Clark...
J’en suis flattée mais je ne lis pas ses romans pour ne pas être accusée de lui voler des idées. Quand j’ai commencé à écrire, elle m’a aidé un peu. Elle m’a conseillé de changer la fin de ma première histoire, pour ne pas tuer le personnage principal. Alors j’ai modifié ! C’est une femme formidable.
Où trouvez-vous l’inspiration ?
Je cherche des faits divers, des crimes qui semblent bizarres. Souvent, je mêle deux faits divers comme pour “Rapt de nuit”. Il y avait l’histoire d’une famille qui faisait du camping et la tente a été déchirée avec un couteau pour enlever un enfant. Et un autre enlèvement terrible, la nuit, dans la chambre où deux sœurs dormaient, un malfaiteur a enlevé l’une des deux et a dit à l’autre de se taire, sinon, il la tuait. C’est horrible. Grâce à Dieu, cette petite fille a été rendue à sa famille.
Quels sont les ingrédients du suspense ?
Les tuyaux sont assez simples : à la fin de chaque chapitre, il faut laisser une action en suspens, étirer les moments terribles. C’est une question de rythme. J’essaie aussi de donner un secret à chaque personnage. Ce qui est compliqué, c’est mettre en place les personnages, les suspects avec vraisemblance parce qu’on doit suspecter tout le monde.
Vous avez beaucoup de succès en Belgique et en France...
Je suis très contente d’avoir trouvé des lecteurs ici. Aux Etats-Unis, mon éditeur me dit que mes livres sont trop noirs, déprimants, qu’il n’y a pas assez d’amour... Ici, il y a une tradition du “noir”, on n’évite pas la vie quotidienne, on s’y intéresse.
Que pensez-vous des séries policières américaines?
Je ne les regarde pas. Je n’aime pas voir des cadavres, du sang... ça me fait peur.
Rencontre parue dans le cahier "Lire" du 25/01/2008
11:05 Publié dans Rencontres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Patricia Mac Donald, roman policier, thriller, rencontre
Michèle Halberstadt

Cette histoire magnifique, Michèle Halberstadt, productrice de cinéma (notamment de “Rosetta” et d’“Adieu ma concubine”) a préféré l’écrire plutôt que la filmer car elle souhaitait “être dans sa tête, se mettre dans la peau d’une aveugle, pour essayer de créer une empathie entre le lecteur et elle, qu’on voit le monde à travers ses yeux”. De la jeune fille au destin tragique, cette “victime terrible instrumentalisée” par ses parents puis par Mesmer, la romancière a créé une “héroïne, une fille qui choisit sa vie au lieu qu’on la lui impose”, et de sa cécité, “une arme”. Au lieu de l’émerveillement attendu, la découverte du monde est insoutenable, “restée dans un univers pur, l’univers de l’enfance”, la vue est ressentie comme une rupture, un passage brutal à l’âge adulte, “voir, c’est ouvrir les yeux sur le monde. Est-ce qu’il est très joli à regarder? La nature humaine est-elle passionnante et belle ?” Cet univers que Maria-Theresia von Paradis voit pour la première fois la plonge dans la confusion. Son regard d’aveugle, “lucide, avec une grande acuité”, qui lui permettait de sentir les hommes, les choses et surtout la musique avec une sensibilité qu’aucune personne de son entourage ne devinait – trop occupés par leur réputation et leur vie sociale –, elle le perd, paradoxalement, en recouvrant la vue.
“CHOISIR SON DESTIN”
Lors de son séjour chez le docteur Mesmer, un amour grandit entre la patiente et son médecin. Lui, le “magnétiseur charismatique”, elle, la pianiste virtuose, “pure, honnête, unique”. “Mesmer a sans doute inventé l’hypnose sans le savoir mais il suffisait qu’elle l’aime pour que cela marche. Ce n’est pas du magnétisme, c’est juste de l’amour.” Pour des questions d’argent, son père l’oblige à partir. Mademoiselle Paradis décide alors de retrouver son don de pianiste en redevenant aveugle. “Quelle que soit votre situation, vous avez toujours une part de liberté, on peut toujours choisir son destin. Elle l’a fait à un prix incroyable mais elle en a eu le courage.”
La Vienne du XVIIIe siècle, la musique, les tourments sentimentaux, font de ce roman une histoire profondément romantique. “La difficulté, c’est d’être romantique sans être niais. Il fallait écrire dans la langue du XVIIIe tout en étant moderne.” Loin de tomber dans la futilité, Michèle Halberstadt a su traduire la violence des conflits intérieurs, des dilemnes, de Mademoiselle Paradis et la perversion des hommes “arrivistes” qui l’entourent, tout en initiant une réflexion sur la nature humaine et le libre-arbitre, la liberté de choisir sa vie. Avec émotion, d’une écriture sensible et délicate, elle conte l’amour de la musique salvatrice “qui l’a empêchée de devenir folle” en un hommage aux femmes musiciennes oubliées. Des deux cents morceaux que Mademoiselle Paradis a composés, il n’en reste qu’un, “La Sicilienne”, et un concerto que Mozart lui a dédié.
“Je voulais lui inventer une liberté qu’elle n’a pas eue. Si je peux la sortir de l’oubli, ce serait formidable.”
L'incroyable histoire de Mademoiselle Paradis, Michèle Halberstadt, Albin Michel, 172 pp., env. 15 €
Article paru dans le cahier "Lire" du 25/01/2008
11:05 Publié dans Rencontres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Michèle Halberstadt, roman, livre, Vienne, magnétiseur, pianiste